(Initialement paru dans la Stanford Social Innovation Review le 23 Octobre 2012)

Les dangers du scandale du dopage de Lance Armstrong vont bien plus loin que le dopage. Quand parurent les allégations de dopage contre Lance Armstrong, et que nous pensions à cette occasion avoir touché le fond tant au point de vue médiatique que juridique, le fils d’un de mes amis, intègre, informé, sur le point d’intégrer l’Université, fit ce commentaire, qu’il ne voyait pas à quoi « tout cela » pouvait bien rimer. Si tout le monde agit ainsi – et tout le monde, d’après lui, agit en effet ainsi – pourquoi ne pas légaliser l’usage des produits dopants ? Il voulait dire ce qui a été dit par bien d’autres : consommer des produits dopants est devenu normal dans le cadre éthique actuel – en dépit du fait que cela est illégal, et constitue une claire violation du règlement des évènements sportifs.

Que le dopage puisse être normalisé est une idée effrayante, mais le problème réel est en fait bien plus grave, et bien plus étendu que le seul dopage ou que n’importe quelle pratique non-éthique. Le vrai problème est la contagion des comportements non-éthiques en général. Cela ne signifie pas que toutes les personnes négativement affectées par, ou impliquées dans, une crise éthique similaire à celle de Lance Armstrong, vont se mettre à se doper. En revanche, beaucoup se livreront à des comportements non-éthiques directement ou indirectement connectés au dopage (ce qu’on appelle la « mafia »). Bien d’autres spectateurs innocents auront à souffrir les conséquences d’un comportement non-éthique qui s’enracine dans la décision initiale de se doper. Comment cette contagion se produit-elle ? Mes recherches actuelles ont pour fin de comprendre la contagion des comportements non-éthiques dans différents secteurs (parmi lesquels les sociétés commerciales, les fonds d’investissement et autres fonds, et les organisations à but non lucratif). Les comportements non-éthiques sont contagieux au sein des organisations et des équipes, à l’intérieur d’une industrie ou d’un secteur, et entre différents secteurs (le secteur commercial, à but non lucratif, académique, gouvernemental, ou multilatéral). Cela représente un défi à la fois pour la société civile et pour le gouvernement. Les effets de la répercussion multidimensionnelle du cas Lance Armstrong (ou de la crise du Libor, de Raj Gupta, des dictatures africaines, ou autres) sont trop nombreux pour être listés. Bien qu’ils soient eux-mêmes très graves, les effets les plus inquiétants ne sont pas ceux qui touchent aux auteurs ou aux victimes de première ligne – les entraîneurs, les docteurs, les sponsors, le Service Postal américain, les autres athlètes, le Tour de France, les Jeux Olympiques, les autres évènements sportifs, les médias, etc. Certains d’entre eux étaient directement responsables d’un comportement non-éthique ; la plupart d’entre eux en étaient les victimes. Ce ne sont pas non plus ceux qui se trouvent en deuxième ou troisième ligne pour lesquels il faut le plus s’inquiéter : les donateurs de la Livestrong Foundation, et les acheteurs des produits Livestrong en soutien à un héros et vainqueur supposé éthique ; les contribuables finançant les investigations légales ; les conseils d’administration dédiés des entreprises sponsors, et la Livestrong Foundation ; la communauté de la lutte contre le cancer qui, involontairement, faisait usage d’argent sale pour une bonne cause ; les familles de toutes ces personnes ; et d’innombrables autres. Bien plutôt, considérons jusqu’où porte la contagion. Les enfants et les adolescents se sentent encouragés à essayer des drogues potentiellement mortelles en se les procurant par des moyens illégaux, et sans aucune supervision médicale. Les premières mises en cause (telles les accusations du journal français L’Équipe il y a quelques années) sont écartées en faveur d’une réputation légendaire, que protègent l’argent et la notoriété. L’existence même d’une pente glissante vers une culture qui banalise, sous le simple prétexte que « tout le monde le fait », la tricherie – ou n’importe quel comportement non-éthique – est elle-même devenue… banale. À ce stade de mes recherches, je ne peux pas encore fournir d’explication quant à ce mécanisme de contagion, ni suggérer ce que seraient les meilleures techniques pour le prévenir, mais voici tout de même quelques suggestions, limitées par la brièveté de ce blog : Premièrement, les sociétés devraient mettre en place une supervision éthique plus nuancée (y compris la diligence raisonnable en cours – « due diligence ») que les vérifications standards conduites a priori dans le cadre du démarchage des sponsors, celui de la responsabilité sociale des entreprises, ou de la philanthropie d’entreprise. Ceci implique une vision à long-terme, et des mesures dynamiques permettant de se protéger contre la contagion des comportements non-éthiques, à l’interne et à l’externe, aux bénéficiaires et aux parties prenantes de l’entreprise. Deuxièmement, les organisations à but non lucratif devraient mettre en place une supervision éthique de long-terme au niveau du conseil d’administration et de l’équipe de management. Je ne me fais pas l’avocat d’une excessive aversion au risque lorsque se présentent, pour les entreprises, des opportunités potentiellement bénéfiques ; la réponse aux gros titres actuels, implacables, lourds de scandale, devrait être une analyse bien informée, et non pas une abstention de tout jugement. L’approche à privilégier ne consiste pas à voiler l’engagement de l’entreprise sous une feinte indépendance. Un problème-clef est le défi diachronique de l’acceptation des donations : ce problème apparaît, par exemple, lorsqu’un comportement non-éthique de la part d’un donateur (que celui-ci soit une entreprise ou un donateur individuel) apparaît au grand jour après la réalisation d’une diligence raisonnable (« due diligence ») à son sujet (par exemple, l’Université de Durham acceptant une donation de la part d’un Premier ministre Koweitien qui par la suite se retira en raison d’accusations de corruption le concernant). Troisièmement, parce qu’aucune organisation n’est immunisée contre les comportements non-éthiques, les organisations (aussi bien commerciales qu’à but non-lucratif) devraient mettre en place des politiques, des structures incitatives, et des réactions rapides et responsables aux comportement non-éthique. La responsabilité touche le public, les employés et les bénévoles, les clients et les bénéficiaires, les actionnaires et les donateurs, et ceux qui se comportent de façon non-éthique. Une reconnaissance officielle du problème et une réponse rapide sont essentielles pour prévenir la contagion de type « mafia » – il faut qu’elles soient également accompagnées d’une tolérance zéro pour le mensonge. Revenons à Lance Armstrong. Je crois que la clef dans ce cas, pour mettre fin à la contagion, est Lance Armstrong lui-même. C’est pour lui l’occasion de finir en véritable héros. Ce sera bien plus compliqué que de tomber dans le bourbier du dopage, cela requerra bien plus de courage que le Tour de France. Il doit endiguer la contagion, en commençant par exposer ouvertement tous les aspects de la situation, et en prenant toutes ses responsabilités. Seulement après, il sera possible d’explorer des solutions et de les mettre en place. Seulement après, on pourra tirer des leçons et les appliquer à d’autres types de comportements non-éthiques dans d’autres aires de la société civile. Traduit par Virgile Deslandre

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