Donateurs à distance

Une récente succession de critiques parues dans la presse s’attaquent au livre de Greg Mortenson intitulé Three Cups of Tea[1], ainsi qu’à l’organisation à but non lucratif qu’il a cofondée (« Central Asian Institute[2] » ou CAI), et dont le rôle est de soutenir l’éducation des jeunes filles en Afghanistan. Les critiques portent sur deux points : la véracité du récit du livre, et la gestion des fonds du CAI. D’autres articles parurent ensuite, se donnant pour vocation de critiquer ces critiques. L’objet de ce blog n’est ni d’évaluer les arguments exposés, ni de réitérer la série de critiques faites au sujet de Mr. Mortenson, du CAI, ou de leurs critiques. L’objectif est plutôt de tenter d’extraire de ce débat un sujet clef et en pleine évolution dans l’univers des organisations caritatives : la distance entre le donateur et le terrain des actions qu’il aide à financer.

Conséquence pratique : les donateurs aux organisations internationales ont un plus grand problème de confiance que ceux qui donnent aux organisations locales, parce qu’ils ne peuvent pas vérifier personnellement l’usage qui est fait de leurs dons.[3] Un donateur de l’orchestre philarmonique de New-York, résidant lui-même dans cette ville, peut assister aux concerts, rencontrer les musiciens, visiter la salle de concert (parfois le donateur peut même bénéficier d’une plaque à son effigie ou d’une autre forme de reconnaissance personnelle). De la même façon, les donateurs locaux peuvent facilement vérifier l’usage des fonds donnés pour des programmes pour les patients, ou pour la construction d’hôpitaux. L’aide médicale ou humanitaire fournie par des donateurs éloignés des bénéficiaires de ses dons, situés par exemple au Soudan ou dans des écoles pour jeunes filles en Afghanistan, est une toute autre histoire. Cela tient-il au fait qu’une telle aide s’inscrit dans le paysage technologique actuel ?

Les questions-clefs: Dans le monde d’aujourd’hui, orienté vers les technologies et les médias sociaux, les donations à distance aux œuvres de charité diffèrent-elles des donations locales ? Est-ce souhaitable ? Trois questions corollaires: (1) Quelles méthodes mettent les donateurs en confiance ? (2) De qui relève, ultimement, la responsabilité dans le cas des donations à distance ? (3) Jusqu’où les nouvelles technologies peuvent-elles nous mener ?[4]

En premier lieu, plusieurs différentes stratégies de communication avec les donateurs à distance sont relativement communes, et pourtant aucun acteur ne semble utiliser les utiliser de manière aussi efficace et créative que l’on pourrait l’imaginer :

  • les rapports écrits tels que les rapports annuels apparaissant sur les sites Internet (aux Etats-Unis, le formulaire annuel 990, rempli auprès des autorités fiscales et disponible en ligne). Dans le cas de M. Mortenson, le formulaire 990 et son processus de préparation et de révision ont visiblement échoué à protéger les donateurs. La combinaison d’une règlementation renforcée et de l’application des standards des meilleures pratiques de transparence est-elle adéquate?[5]
  • des bénévoles et des professionnels de la collecte de fonds internationaux responsables et diligents : par exemple, le lycée Marefat de Kaboul, en Afghanistan. Marefat lève des fonds au Royaume-Uni. Le fondateur et directeur de l’école, Aziz Royesh, se rend à Londres chaque année. La baronne Frances d’Souza (Cross-Bench Convenor à la chambre des Lords) et sa fille Christa d’Souza (journaliste renommée), visitent régulièrement l’école à Kaboul, et font un rapport pour les donateurs,  présenté notamment lors d’un évènement annuel mais aussi tout au long de l’année. Elles ont développé des relations avec un dirigeant local de confiance, lequel connait les besoins de la société afghane, les problèmes politiques, les risques ainsi que le chemin à emprunter pour atteindre le plus efficacement les but fixés. Par ailleurs, l’impact des actions est mesuré par des critères objectifs : les résultats aux examens et le taux d’admission à l’université des élèves du lycée Marefat.
  • réputation : par exemple, le prix Nobel de la paix. La renommée d’organisations telles que la Croix-Rouge, l’UNICEF, Doctors Without Borders/Médecins Sans Frontières, la campagne internationale d’interdiction des mines, entre autres, aide à attirer les donateurs, en particulier dans les situations d’urgence, telles que le tsunami en 2004 ou le séisme qui a secoué Haïti en 2010. Un prix Nobel de la paix ou une reconnaissance internationale peuvent faire la différence.[6]
  • agences de notation et organismes d’accréditation : je n’ai pas trouvé de recherches montrant l’impact, qu’il soit positif ou négatif, qu’exercent les agences de notations telles que Charity Navigator ou Guidestar, sur la protection des donateurs ou l’encouragement aux donations. De même, je n’ai pas connaissance de recherches internationales portant sur l’efficacité d’accréditation par des organismes tels que le Comité de la Charte ou IDEAS en France, ou Better Business Bureau aux USA, pour encourager les dons. [7] Ceci ne constitue pas un jugement quant à l’efficacité des notations ou des accréditations sur le respect de standards – souvent élevés – en matière d’accountability ; car elles pourraient être d’un certain intérêt pour les donateurs, indépendamment même de l’efficacité intrinsèque du label. Si vous avez connaissance de recherches dans ce domaine, n’hésitez pas à le signaler.
  • la corde sensible des donateurs : certains donateurs ignorent simplement, ou n’ont pas connaissance, des risques potentiels liés au don à distance et donnent « selon leur cœur. » Une fois de plus, je n’ai pas connaissance de recherches sur le suivi de ces personnes qui donnent pour la première fois – à savoir, si et comment elles vérifient l’usage des fonds, et la mesure dans laquelle les vérifications postérieures au premier don influent sur les décisions suivantes. Le rapport entre cette question et la taille du don semble également mériter attention. Il est en effet probable que les grands donateurs aient mieux la capacité et la motivation pour mener des vérifications indépendantes.
  • foi en un individu, ou engagement envers un lieu : par exemple, Greg Mortenson, le Dalai Lama ou autres leaders religieux, ou les sites historiques tels que le temple d’Angkor Wat. Comme nous pouvons le constater, ceci peut se révéler dangereux. Le cas du lycée Marefat montre que la foi en un individu doit être combinée avec une vérification et une évaluation menées selon des critères objectifs.
  • visite sur le terrain : Dans de rares cas, impliquant souvent des donateurs majeurs, certaines ONG permettent à ces derniers de faire des visites “sur le terrain”. Je ne traiterai pas de cet aspect dans ce blog, je m’en tiendrai à dire que l’organisation de tels évènements doit être évaluée au cas par cas, eu égard aux problèmes de sécurité, d’éthique et/ou de logistique qui se posent. Dans certains cas, cela peut être utile ; mais parce que ces visites ne sont pas offertes à tous les donateurs, et/ou ne sont pas appropriées ou possibles pour la plupart des organisations, elles ne sauraient, à mon avis, constituer une stratégie de base.
  • les médias : le recours aux médias pour communiquer sur le travail d’une organisation semble très efficace, et même nécessaire, et elle porte très loin. Toutefois, le degré d’intégrité journalistique, l’étendue des questions éthiques épineuses soulevées par les relations entre les ONG et les médias, ainsi que la perspective souvent faussée en raison des limites de temps ou d’espace de diffusion requièrent une stratégie d’attention et d’anticipation. – Les détails des relations entre les médias et les ONG sont hors du champ de ce blog.

En second lieu, qui est responsable, et comment des incidents similaires peuvent-ils être prévenus grâce aux expériences passées? Une fois de plus, je ne parle pas des faits liés à la situation de Greg Mortenson et du CAI ; la question clef est cependant bien souvent : où se trouvait le Conseil d’administration quand l’incident s’est produit? Un Conseil d’administration pleinement en état de fonctionner (et un directeur financier attentif) devraient superviser de près le budget, s’engager dans des discussions détaillées avec les auditeurs, et au moins vérifier les chiffres appelant l’attention, au moment de remplir le formulaire 990 du rapport annuel.[8] Par ailleurs, le Conseil d’administration devrait être diligent dans sa vérification des activités à l’étranger. Si la technologie n’est pas une option disponible pour les donateurs à des niveaux de dons modestes, elle l’est très probablement, le plus souvent, pour les organisations elles-mêmes en interne dans le cadre des vérifications des activités conduites par le Conseil d’administration. À défaut de technologie, une solution peut être de voyager. Enfin, le Conseil d’administration doit définir des critères objectifs d’évaluation.

Troisièmement, en tant que bloggeuse technologiquement inepte, la dernière question que je voudrais poser est la suivante : ne faisons-nous pas trop peu appel aux technologies telles que Skype, Twitter, Facebook, You Tube…..? Si oui, à côté de quelles opportunités passons-nous?  Quelles sont les questions éthiques soulevées par les photos, les interviews des bénéficiaires de services à l’étranger, les médias sociaux, et les autres moyens de communication? Quels sont les problèmes de sécurité potentiels  (par exemple, l’exposition d’étudiants ou de patients à des groupes pouvant chercher à punir des individus qui ne respectent pas les restrictions qu’ils voudraient imposer à leur conduite)?

Merci de partager vos idées! Quels sont vos points de vue sur et expériences au sujet (i) de la manière de communiquer sur la confiance dont une organisation est digne quant aux dons à distance et à leur gestion ; (ii) des stratégies de gouvernance liées au don à distance ; et (iii) de l’utilisation des technologies pour atténuer les effets de la distance et des problèmes éthiques qu’elle peut susciter ?

Copyright 2011 Susan Liautaud. All rights reserved

[1] Trois tasses de thé
[2]Institut d’Asie centrale
[3] Les problèmes liés à la distance entre les donateurs et le lieu de fourniture des services de l’organisation  utilisant les fonds des donateurs ont été identifiés dans la littérature économique au début des années 1980 par des chercheurs éminents tel que l’économiste de Yale Henry Hansmann dans son article sur la confiance des donateurs. Cf. Hansmann, Henry. “The Role of Nonprofit Enterprise”. The Yale Law Journal, Volume 89, Numéro 5 (1980): 835-902.
[4] Veuillez noter que ce blog ne traite pas en détail des différentes mesures de gouvernance et d’accountability devant être prises pour renforcer la confiance des donateurs, mais commente plutôt de manière spécifique les méthodes de communication pour les donateurs à distance. Des blogs ultérieurs traiteront de l’accountability, de la gouvernance et de l’éthique.
[5] Le formulaire 990 est un formulaire américain rempli chaque année auprès des autorités fiscales par les organisations à but non lucratif se situant au-dessus d’un certain seuil de budget modeste.  Il contient des informations détaillées au sujet des finances, de l’accountability et de la gouvernance, y compris une case à cocher pour confirmer que l’ensemble des membres du Conseil d’administration se sont vus soumettre le formulaire pour révision. Pour référence, une copie du formulaire 990 pour l’année fiscale 2008, peut être trouvée à l’adresse suivante : https://www.ikat.org/wp-includes/documents/Financials/990FYE9-30-09.pdf (téléchargée le 4 mai 2011).
[6] Voir Chronicle of Philanthropy, “A Roundup of Haiti Fund Raising as of January 29, 2010”, http://philanthropy.com/article/A-Roundup-of-Haiti-Fund/63823, téléchargé le 4 mai 2011. Cet article montre les opérations des organisations telles que la Croix-Rouge américaine, le fonds américain pour l’UNICEF,  les Catholic Relief Services, World Vision US Operations, Médecins sans Frontières USA et Save the Children USA comme étant les plus grands destinataires des fonds pour le séisme de 2010 en Haïti, dans les deux semaines qui ont suivi la catastrophe. Je co-préside le Conseil consultatif de Doctors Without Borders/Médecins Sans Frontières USA ; toutefois, ce blog ne reflète pas les opinions de cette organisation, ou de quelque manière que ce soit ma parole en tant que membre du Conseil consultatif. Voir également la décharge du blog. Cette liste est limitée aux informations factuelles spécifiques concernant la réaction des donateurs au séisme d’Haïti en 2010, basée sur la source citée.
[7] Je suis membre du Conseil d’administration du Comité de la Charte ; toutefois, ce blog ne reflète pas les opinions de cette organisation ou de quelque manière que ce soit ma parole en tant que membre du Conseil d’administration, ni des opinions formulées son nom. Voir également la décharge du blog.
[8] Le formulaire 990 du CAI note que le Conseil s’était fait remettre le formulaire pour révision.