Le « Soft Power » des ONG : Une Lourde Responsabilité, une Stratégie Complexe, une Accountability Exigeante
Ce blog porte sur le nouveau livre du Professeur Joseph S. Nye Jr., de Harvard, intitulé Le futur du pouvoir (The Future of Power)[1]. Le professeur Nye définit le « soft power » comme « la combinaison du hard power, [pouvoir] de coercition et de récompense (payment), avec le soft power, [pouvoir] de persuasion et d’attirance (attraction). » Ce blog s’intéresse au soft power et, en particulier, à l’utilisation qui en faite par les organisations non-gouvernementales (ONG) et autres acteurs du secteur à but non lucratif. L’analyse vaut en grande partie pour les acteurs non-étatiques (comme par exemple les sociétés ou les individus possédant un important patrimoine), et pour tous les pays. Je ne considèrerai pas, en revanche, les cas d’utilisation négative du soft power que peut constituer, par exemple, l’action des groupes terroristes.
Le livre récemment publié du professeur Joseph S. Nye Jr., Le futur du pouvoir, continue l’exploration de deux de ses concepts aujourd’hui largement reconnus et renommés : le « soft power » et le « smart power ». Le professeur Nye propose comme exemples de soft power tout programme « considéré comme légitime par la personne ou la société concernée », la « persuasion », ainsi que certains « facteurs intangibles » – tels les institutions, les idées, les valeurs, [et] la culture…. ». Par contraste, les « éléments tangibles tels que la force et l’argent » sont associés au hard power[2]. Le professeur Nye propose également tout un spectre d’exemples, depuis l’ordre donné (hard power) à un extrême, à la cooptation (soft power) à l’autre extrême[3].
Le terme de « soft power » se retrouve tout simplement partout, de Google à Greenpeace. L’édition de l’Herald Tribune de la semaine dernière annonçait que “Google [adoptait] la méthode du soft power pour gagner le cœur des européens », suite à son accrochage violent avec les autorités européennes sur divers sujets. Le Times, récemment, posait la question suivante : « [L’organisation] Greenpeace proteste-t-elle trop ? », la décrivant comme « une peste incontrôlable » [4].
Lorsque j’étais Associate Dean pour les International and Graduate Programs à l’Ecole de Droit de Stanford au milieu des années 1990, j’ai développé un cours interactif sur la résolution des problèmes dans les ONG. Le leitmotiv en était d’identifier quels acteurs sont indispensables dès lors qu’il s’agit de faire face à des problèmes globaux et complexes – en l’occurrence les gouvernements, les organisations multilatérales, les entreprises, les individus à la tête d’un important patrimoine personnel, et les ONG – et d’estimer leurs contributions respectives, de repérer les dilemmes éthiques auxquels ils étaient confrontés, ainsi que d’évaluer leur accountability. Depuis lors, l’individu lambda (quelle que soit la manière dont on le définit selon les différents contextes culturels et nationaux) joue aussi désormais, pour peu qu’il soit doté d’un téléphone mobile ou d’un ordinateur, un rôle-clef en tant qu’acteur non-étatique, comme en témoignent par exemple son importante contribution au mouvement du Printemps Arabe, à la vérification de la qualité des médicaments en Afrique grâce aux téléphones mobiles, et aux initiatives écologiques de réduction de la pauvreté initiées et conduites par des jeunes. Les interrelations de soft power entre ces acteurs sont devenues, pour employer un euphémisme, plus compliquées.
Les ONG et les autres acteurs du secteur à but non lucratif sont tenus d’utiliser le soft power de façon responsable et de rendre compte des conséquences induites par cette utilisation – que le soft power soit combiné ou non, par ailleurs, avec le hard power. Le soft power ne devrait pas simplement être un droit que possèderaient les ONG, ni un sous-produit inattendu de l’ère de l’information et des autres développements dans les secteurs politiques et de la communication. Elle ne devrait pas non plus représenter simplement un résultat secondaire de la conduite des activités des ONG dans le cadre de leur mission. Le soft power devrait occuper une place à part dans la planification stratégique, et être délibérément inclus dans celle-ci – aussi bien à des fins positives que défensives. Le soft power devrait également constituer un élément distinct de l’analyse en matière d’éthique et d’accountability. Plus spécifiquement, l’impact involontaire du soft power peut souvent porter à conséquence bien au-delà de l’ONG et de ses propres parties prenantes.
Exemples-Clefs: Le Professeur Nye met l’accent sur l’évaluation de l’usage que font les ONG du soft power : (i) la prétention des ONG à représenter la « conscience globale » ; (ii) leurs statuts qui ne sont pas votés démocratiquement ; (iii) l’impact potentiel, considérablement accru, de l’approche consistant à jeter l’opprobre sur les « mauvais acteurs », ainsi que les nouveaux usages des réseaux en tant que partie intégrante d’une stratégie diplomatique [5] ; (iv) l’influence des ONG dans l’interprétation du droit international [6] ; et (v) l’impact des ONG sur les sanctions imposées par les Nations-Unies et sur les « manœuvres politiques » [7].)
Questions-Clefs: Les ONG devraient se poser les questions suivantes, relatives au soft power:
- Relations entre les ONG et les autres organisations
- Hard power. Quel est la bonne relation entre les ONG (instances représentatives du soft power de “persuasion et d’attirance ») et le hard power (par exemple, la « coercition » telle que la coercition militaire, ou le « paiement » comme moyen de pression économique) – de manière générale et au sein de votre organisation ?
- Les médias. Quelle est la bonne relation entre les ONG et les médias – de manière générale et au sein de votre organisation ?
- Les organisations multilatérales. Quelle est la bonne relation entre les ONG et les organisations multilatérales – de manière générale et au sein de votre organisation
- Légitimité. Les ONG mènent souvent leurs opérations sous couvert d’une légitimité pourtant mal assise. Comment justifient-elles leur participation aux différents débats auxquels elles prennent part ? Et, ainsi que le fait remarquer le professeur Nye, comment peuvent-elles se poser en tant que représentantes légitimes d’intérêts généraux ?
- Pertinence pour l’organisation. Quels sont les objectifs de l’organisation dans le cadre de son action ? S’intègrent-ils de façon pertinente dans la mission globale de l’organisation ? Profitent-ils aux bénéficiaires de l’organisation ? Font-ils partie d’une stratégie d’ensemble cohérente ? Comment la stratégie sera-t-elle mise en œuvre ? Comment l’évaluera-t-on ?
- Conséquences inattendues. Quelles pourraient être les conséquences inattendues de certains mots, de certains actes ? Qui risque de subir ces conséquences ? Quelles actions peut-on mener afin de réduire ces effets ?
- Accountability: quoi, comment, quand, vis-à-vis de qui ? Quelle forme l’accountability du soft power doit-elle prendre ? Les organisations devraient être capables de rendre clairement compte des mesures spécifiques qu’elles prennent, de l’efficacité et du fondement éthique de leurs actions, du coût financier que celles-ci induisent, et des conséquences qui en découlent pour elles-mêmes, pour leurs bénéficiaires, et pour le public. En particulier, les organisations doivent évaluer et gérer l’ensemble des risques, tels ceux liés à la sécurité des individus, à la santé, au bien-être, et aux droits de l’homme.
- Les autres acteurs à prendre en compte pour la résolution des problèmes. Qui d’autre agit dans ce domaine ? Existe-t-il une forme de concertation suffisante entre les différents acteurs du même domaine, qui soit à même de renforcer l’efficacité de chacun d’entre eux ? Comment la coopération est-elle intégrée dans la stratégie de l’organisation ?
L’analyse du professeur Nye devrait servir de sonnette d’alarme. Le soft power devrait être une stratégie, et non pas un produit dérivé ou un effet secondaire, et ce aussi bien pour les ONG que pour les entreprises, les autres institutions non-étatiques, et les acteurs individuels. Le soft power, pour être effectivement éthique, requiert responsabilité, stratégie, déontologie et accountability.
Copyright 2011 Susan Liautaud. All rights reserved
[1] Nye, Jr., Joseph S. The Future of Power. Public Affairs, 2011, xiii. “In such a world, actors other than
governments are well placed to use soft power.” Nye, pg. 102.
[2] Nye, page 21.
[3] Nye, page 21.
[4] “Google embracing soft power to win the hearts of Europeans,” Eric Pfanner, International Herald Tribune, May 16, 2011. Google’s chief legal officer David C. Drummond was quoted as commenting, “We took [criticisms] to heart, and we’ve been working to defuse these issues.” Google is set to move into a high profile building in Paris and make a number of investments in real estate and intellectual exchange elsewhere in Europe. “Does Greenpeace protest too much?” Mike Pattenden, The Times, May 13, 2011.
[5] Nye, pg. 75.
[6] Nye, pg. 43.
[7] Nye, pp. 43 and 75.