J’ai récemment relu le brillant essai du Professeur renommé Philip Zimabardo de la Stanford University, « La Psychologie du Pouvoir » (« The Psychology of Power[1] »). S’appuyant sur des exemples allant d’Abu Ghraib à ses propres expérimentations célèbres sur la psychologie carcérale, le Professeur Zimbardo nous rappelle que nous sommes « tous sujets à… sous-estimer les explications situationnelles » tandis que nous surestimons les « orientations individuelles[2] ». Un élément clef de l’ouvrage est l’élucidation de la façon dont les êtres humains peuvent se décliner en individus parfaitement normaux, comme en individus capables d’infliger aux autres des torts sérieux. Tandis que le Professeur Zimbardo se penche sur des exemples historiques majeurs de manifestation du mal (comme la période nazie en Allemagne), il liste deux déclencheurs particulièrement pertinents pour l’analyse éthique des entreprises et des organisations à but non lucratif, et de l’actualité récente à leur sujet. En premier lieu, les organisations ont tendance à oublier le danger consistant à « franchir le seuil » du comportement non-éthique par un « petit, un insignifiant premier pas[3] ». En second lieu, les organisations continuent ensuite, très graduellement, à franchir des pas à peine plus nuisibles que le premier, « de telle façon qu’ils semblent ne pas différer des actions précédentes[4] ».

Tandis que l’article se réfère à des horreurs telles que l’infliction de chocs électriques, nous pouvons observer, au travers d’exemples beaucoup plus banals, une certaine toxicité présente dans des environnements organisationnels (des « situations ») lorsque ceux-ci tolèrent et même encouragent « de petites transgressions », puis favorisent une escalade très graduelle vers des situations plus graves. Un petit pot-de-vin (10 dollars ponctionnés cette fois-ci, 15 dollars la fois suivante, finalement payés à tout le personnel de l’aéroport d’un pays X à chaque nouvel envoi massif) ; un fonds de capital-risque tolérant une situation de conflit d’intérêt au niveau du conseil d’administration d’une petite entreprise dans laquelle il investit, laquelle crée en retour une fondation dont les décisions sous-jacentes à une offre publique initiale ou à une vente de la société mériteraient d’être interrogées ; une erreur « de saisie », un nom étant simplement effacé pour hâter un lourd processus de transfert de fonds… répété tant de fois qu’il aboutit au transfert de millions, sinon de milliards ; un PDG soumettant une première fois une note de frais relative à un repas pour lequel le remboursement de cette note est inapproprié, la fois suivante agissant de même pour un divertissement, puis répétant cette pratique… jusqu’au licenciement.

L’avertissement bien inspiré de Zimbardo est : rappelez-vous que les petites transgressions ou les situations non-éthiques graves se développeront. Voici pourquoi :

  • Les « petites » transgressions éthiques sont rarement considérées au prisme du 20/20 foresight appliqué plus largement aux questions stratégiques, opérationnelles, ou de gouvernance parce que, précisément, elles sont petites (dans la langue de la Securities and Exchange Commission aux Etats-Unis, elles ne sont pas « matérielles »). Le 20/20 Foresight, un thème-clef qui parcourt mes blogs, est ignoré : si vous vous demandiez ce que vous voudriez être capable de dire, en regardant en arrière dans quelques temps (même un jour plus tard à peine dans certains cas), de ce que vous avez fait aujourd’hui, vous ne commettriez pas de petite transgression. On s’arrête rarement à penser à toutes les implications futures, pour l’organisation dans son ensemble, d’un pot-de-vin de 15 dollars. (Veuillez consulter mon blog au sujet du 20/20 foresight pour plus de détails. Vous pouvez également vous reporter à tous les blogs enregistrés sous la catégorie 20/20 foresight).
  • Les « petites » transgressions éthiques sont particulièrement contagieuses. Il est de loin plus aisé de réitérer l’octroi d’un pot-de-vin de 15 dollars qu’une fraude commerciale de plusieurs milliards. Les petites transgressions sont plus faciles à commettre, à dissimuler, à justifier (souvent en prétendant que la faible importance de telle transgression atténue le caractère non-éthique de la décision sous-jacente), et par conséquent à répéter. Un corolaire-clef de la contagion est la normalisation. Une petite transgression conduit rapidement à l’idée que « tout le monde fait ça », de telle sorte que « ça » n’apparait plus ni comme non-éthique, ni même comme risqué. Le comportement d’un individu, puis la structure d’une organisation, et bientôt les normes d’une industrie ou les codes de la vie publique, sont alors modifiés. Même si le comportement lui-même n’est pas normalisé, ses auteurs normalisent rétrospectivement leur défense pour en minimiser les conséquences (« tout le monde recevait des dons de tel dictateur » ou « dix banques majeures étaient impliquées dans le scandale du LIBOR »).
  • Les petites transgressions sont souvent le signe d’un grand manque de jugement. Le fait qu’un PDG triche sur ses notes de frais révèle que de mauvaises décisions sont prises quant aux petites transgressions, ce qui invite à s’interroger sur la qualité de toutes les autres décisions. Pourquoi un dirigeant dont le jugement est sûr risquerait-il tant pour si peu ? Les petits transgressions non-éthiques affaiblissent donc également la crédibilité de leurs auteurs : comment un PDG qui triche sur ses notes de frais pourrait-il imposer des principes aux autres sur quelque sujet que ce soit, important ou non ?
  • La trajectoire d’une seule petite transgression, ou de l’aggravation, même légère, d’un comportement non-éthique, est imprédictible. Il est difficile de savoir quelle petite transgression, ou quelle aggravation graduelle sera celle qui dépasse un seuil règlementaire, qui éveille l’intérêt des journalistes, ou détermine un employé à poursuivre l’entreprise en justice. L’impossibilité de prévoir ce phénomène augmente le risque, en particulier si de petites transgressions éthiques, nombreuses et variées, se produisent en même temps au sein d’une organisation qui les tolère.
  • Souvent les petites transgressions ne sont pas abordées à l’occasion des discussions portant sur les opérations, la stratégie ou la gouvernance de l’entreprise. On considère souvent que les petites transgressions sont de la responsabilité des employés du bas de l’échelle hiérarchique, plutôt que de celle des dirigeants qui supervisent la stratégie, la gouvernance, et les opérations. Parfois elles sont simplement considérées comme n’ayant pas d’importance parce qu’elles sont petites. Souvent, un grand nombre de petites transgressions aboutissent à des problèmes sérieux en termes de ressources humaines, à des procès, des démissions de PDG, des désastres en termes de sécurité, ou des drames de gouvernance, qui font ensuite les gros titres.

Comment les organisations devraient-elles éliminer les petites transgressions ?

  • Les politiques de l’organisation devraient couvrir (explicitement) les petites transgressions. Les politiques de l’organisation devraient être rédigées de telle façon qu’il soit clair que la taille des transgressions n’importe pas. La situation n’importe vraiment pas. Les processus de surveillance et de mise en place devraient être configurés de façon à permettre d’identifier les petites violations (par exemple, par le biais de procédures d’audit interne, d’évaluations de performance, de procédures de vérification de la sécurité…). Les procédures de report devraient encourager le signalement des petites transgressions. Le management du risque devrait couvrir les risques liés aux petites transgressions énumérées ci-dessus.
  •  Se focaliser sur le processus de décision, et non sur le montant. La décision de s’engager dans des petites transgressions éthiques est la preuve d’une intention non-éthique. Prendre la décision de voler l’entreprise importe plus que le montant qu’on lui soustrait. Le fait qu’il s’agisse de 10 dollars, subtilisés à l’occasion d’un déjeuner, n’atténue pas le caractère non-éthique de l’intention initiale, qu’aucune organisation ne devrait tolérer. (A l’inverse, les erreurs vraiment involontaires et qui ne se produisent qu’une fois, quand la responsabilité en est assumée et que le problème est finalement résolu, devraient être considérées comme telles – c’est apparemment ce qu’il s’est passé, par exemple, dans le cas de Fareed Zakaria).
  • Établissez une culture de la responsabilité, indépendante des actions des autres. Assurez-vous qu’il est clair pour tous que l’idée que « les autres le font aussi » n’est pas pertinente – à la fois pour la prise de décision, et pour le respect des politiques en place.

Maintenez les petites transgressions au cœur de vos préoccupations, de telle façon que la situation non-éthique – c’est-à-dire, la culture organisationnelle non-éthique et ses conséquences – ne voie pas le jour.

Comme à l’accoutumée, vos commentaires sont les bienvenus.

Traduit par Virgile Deslandre

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[1] Philip G. Zimbardo, « The Psychology of Power To the Person? To the Situation? To the System? » in Moral Leadership The Theory and Practice of Power, Judgment, and Policy (ed. Deborah L. Rhode),  Josse-Bass  2006, pp. 129-157.

[2] Zimbardo p. 131.

[3] « Ten Steps to Creating Evil Traps for Good People », Zimbardo p. 135 (nous soulignons).

[4] Ibidem (nous soulignons).